La peinture exposée : manifestations de la tradition picturale dans la création vidéo belge dans les années 1970
L’objectif de cet article est de saisir comment le médium vidéo, lors de son introduction sur la scène belge, a été investi par des artistes plasticiens pour construire un discours sur la tradition picturale. Cette dernière se manifeste à l’écran de différentes manières allant de sa déconstruction physique à la réinterprétation ou à la contextualisation de son histoire. Notre analyse se concentrera sur des créations vidéo datant des années 1970, avec un intérêt particulier pour les bandes La peinture moderne (1974-1975) et Le tableau (1974-1975) de Jacques Lennep, Relations (1975) de Hugo Duchateau et pour l’installation Mona Lisa, Mona Leo (1974-1975) de Leo Copers. Ces œuvres ont pour point commun de mettre en rapport deux modes de représentation que sont la peinture et la vidéo. La vidéo est cependant peu explorée pour ses propriétés visuelles ou formelles. Pas de mixage d’images, d’incrustations ou autres trucages explorant l’épaisseur de l’image. Ces créations présentent un caractère brut propre à la pratique amateur. Le contexte dans lequel elles s’inscrivent ainsi que le parcours des artistes présentés ici est déterminant à cet égard. Dans les années 1970, en Belgique, la vidéo en est encore à ses débuts. Les artistes se tournent vers ce nouveau médium de manière spontanée, souvent en réponse à une invitation faite par un tiers, déjà initié, et sans avoir encore ni le recul, ni les moyens techniques de s’interroger réellement sur la question de l’identité de la vidéo. Ces premiers essais se rapprochent davantage d’une vidéo-performance reproduisant des idées déjà explorées avec d’autres techniques. Les artistes se mettent en scène devant la caméra qui devient le témoin privilégié d’un jeu de démystification de l’art ouvrant la voie à des interprétations nouvelles.
Dans le tournant des années 1970, le milieu de l’art en Europe et aux Etats-Unis est agité par de nombreux bouleversements. L’institution artistique fait l’objet d’une vive contestation et les frontières entre les disciplines sont profondément remises en question. On assiste à l’émergence de nombreux collectifs et groupes d’artistes qui travaillent à un renouvellement de la création. L’émulation artistique qui caractérise cette période s’accompagne d’un discours sur la tradition picturale qui perd désormais son rôle central. L’essor de l’art conceptuel recentre la recherche artistique sur les notions de processus et d’idée. L’art de la performance, combiné à la possibilité nouvelle d’enregistrer une action à moindre coût et avec la facilité d’exécution que procure la vidéo, font évoluer les liens avec le public et offrent une nouvelle expérience de la durée à travers laquelle s’exprime l’acte ou le geste de l’artiste.
La démarche de l’artiste Hugo Duchateau, considéré aujourd'hui comme l'un des représentants de la peinture fondamentale en Belgique, participe à cette recherche sur la nature profonde de la peinture. Dans ses premiers travaux, Duchateau explore les fondements de la peinture (format, couleur, ligne, texture, matière) et examine les relations entre l’artiste et ses outils (pinceaux, crayons, gouttes de peinture). En 1974, il réalise ‘borstelproject’, une série de pinceaux dont il altère la forme pour leur prêter l’apparence d’une trompette à coulisse, d’une main ou encore d’un aimant. Il poursuit ce projet dans Relations, sa première expérimentation vidéo réalisée en 1975 et dans laquelle figurent une sélection de dix pinceaux. Dans un garage aménagé pour l’occasion, une feuille de papier vierge est fixée sur un tableau d’écolier. Devant le tableau est placé un moniteur qui diffuse en circuit fermé la bande filmée par une première caméra vidéo. Cette dernière est orientée vers un second moniteur posé sur un chevalet d’atelier situé à droite de la scène. Une autre caméra filme la performance de l’artiste qui peint successivement une série d’éléments graphiques (un demi-cercle, une ligne discontinue, etc.) sur les différentes surfaces que sont la feuille de papier et l’écran du moniteur, avant de tendre vers la caméra le pinceau correspondant. En une suite de quatre mouvements répétés, il explore les relations de symétrie, de proportion, entre le haut et le bas, le vide et le plein, qui existent entre les formes peintes et les extraordinaires pinceaux. 1 A titre d’exemple, la deuxième suite s’ouvre avec un gros plan sur la feuille de papier. Duchateau y peint une large courbe qui prend la forme d’un C. Il migre ensuite vers la droite, suivi par la caméra, et peint sur l’écran du moniteur un C, plus petit et inversé. Dans un mouvement opposé, la caméra revient au tableau et au second moniteur placé en avant-plan à l’intérieur duquel figure une seconde fois le petit C. En effet, grâce à l’utilisation du procédé du circuit fermé, la forme peinte par l’artiste sur le premier moniteur est reproduite dans le second moniteur. Après un bref temps d’arrêt permettant d’apprécier les relations entre les formes ainsi juxtaposées, la caméra effectue un dernier mouvement latéral et retrouve l’artiste qui lui présente un étrange pinceau en forme de coude.
Plus loin dans la bande, un pinceau dégarni démontre par son volume le rapprochement entre le vide et le plein que figurent deux formes peintes représentant tour à tour les côtés (quatre traits) et sommets (quatre points) d’un carré. Un autre pinceau encore, celui-ci présentant deux têtes qui lui confèrent une forme de T, résulte de l’association d’un rectangle horizontal peint ‘au tableau’ et d’une ligne verticale tracée sur l’écran du moniteur.
A l’occasion de l’exposition collective Aspects de l’Art Actuel en Belgique présentée à l’ICC (prédécesseur du M HKA), à Anvers, en juillet 1974, le commissaire d’exposition Francis Smets présentait la démarche de Duchateau en ces termes : ‘N’importe quel espace pictural peut gagner de l’intérêt, ne fut-ce que par suite des activités picturales qui s’y déroulent. C’est ainsi qu’un acte essentiellement arbitraire (peindre) peut devenir par des suites symétriques, essentiellement rationnel.’ 2
Dans Relations, Duchateau s’empare des qualités spécifiques de la vidéo, telle que l’instantanéité offerte par le dispositif du circuit fermé, pour démontrer les procédés rationnels qui sous-tendent son travail. La peinture se révèle par le biais d’un dialogue entre l’objet-pinceau et le trait qui migre d’un espace pictural à un autre. La feuille de papier, l’écran du moniteur et l’image vidéo sont autant d’espaces que le peintre active par le geste.
Dans La Peinture Moderne, Jacques Lennep met également en scène les aspects matériels de la représentation picturale. Jacques Lennep est historien de l’art, artiste pluridisciplinaire et un pionnier de l’art vidéo. Il réalise ses premières vidéos dans le cadre du Cercle d'Art Prospectif qu’il fonde en 1972. Le CAP est une association d'artistes (parmi eux Jacques Louis Nyst, Pierre Courtois, Jacques Lizène et Jean-Pierre Ransonnet) qui ont exploré le concept de ‘relation’. Leurs travaux intègrent des dessins, peintures, photos, textes, objets, autant de techniques qui, une fois assemblées, favorisent l'émergence d'une multiplicité de lectures.
Dans l'œuvre de Lennep, l'art, son histoire et ses conventions, font constamment l'objet de réinterprétations. Au début des années 1970, il réalise des autoportraits photographiques dans lesquels il incarne les sujets d’œuvres célèbres tels que le Bacchus de Caravage ou encore la Donna Velata de Raphael. 3 A la même période, il produit ses ‘Tableaux-textes’, série d’œuvres conceptuelles qui associent des cadres anciens en bois doré à de courtes descriptions de chefs-d’œuvre écrites au crayon sur une toile vierge. Le texte joue ici le rôle d'intermédiaire, sa lecture conduisant à la réalisation symbolique du tableau. 4 Quant au choix du cadre, il facilite le rapprochement entre le texte et la tradition de la peinture de chevalet dont il est une composante essentielle.
Entre 1974 et 1975, Lennep produit une série de trois sketches vidéo prenant pour thème la peinture et, plus particulièrement, le tableau en tant qu’objet figuratif. Le premier, Vive la Peinture !, montre un plan fixe sur un papier peint fleuri que l’artiste qualifiera de tapisserie ou ‘peinture ancienne’. Filmée à Sprimont au domicile de Danièle et Jacques Louis Nyst avec le support technique du Continental Studio (ICC, Anvers), cette vidéo ne dure que quelques secondes et se termine par une exclamation poussée par l’artiste : Vive la Peinture ! Le sous-titre de l’œuvre, ‘La peinture ancienne’ peut être associé à l’art de la peinture au XVIIème siècle. On pense notamment aux artistes hollandais de cette période qui ont intégré de manière récurrente le motif de la tapisserie dans leurs tableaux. 5
Le sketch suivant, La Peinture Moderne, met en scène l’artiste dans une pièce dépouillée qui suggère l’espace d’un atelier. Lennep imite l’acte de peindre en sifflotant gaiement. Pourvu des attributs traditionnels du peintre (palette, pinceau, toile et chevalet), il effectue les gestes codifiés d’un artiste en quête d’inspiration portant son regard sur un sujet situé hors-champ.
A mesure qu’il feint de peindre (sa palette ne comportant en réalité aucune couleur), toile, châssis, chevalet, disparaissent un à un de l’écran. Alors que s’opère cette déstructuration à la fois symbolique et physique de l’objet-tableau, un bras entre dans le champ par la droite et vient peindre en blanc la surface semi-transparente d’une vitre en plexiglas placée devant l’objectif de la caméra. Cette apparition soudaine crée une opposition entre l’arrière-plan, où la peinture ne se réalise pas, et l'avant-plan, où le processus (peindre) se matérialise sur la vitre, recouvrant progressivement l’ensemble du champ visuel. La vitre prend la fonction de seuil ou de frontière séparant l’espace de la représentation de l’espace réel dans lequel se tient le spectateur. Elle souligne par la même occasion l’existence de cet autre cadre qu’est le moniteur de télévision qui diffuse la bande vidéo.
Enfin, dans le troisième sketche, Le tableau, on retrouve Lennep, cette fois en sa qualité d’historien de l’art, qui présente face à la caméra un exposé au caractère loufoque. Sur un ton ludique, induisant une certaine complicité avec le spectateur, il commence par décrire le format de l’œuvre : ‘Elle est rectangulaire mais avec les coins arrondis. Elle est protégée par une vitre légèrement bombée. Longueur : une cinquantaine de cm. Hauteur : une quarantaine. En général.’ 6
Il introduit ensuite le sujet du tableau, un personnage au regard fixe avachi dans un siège, et la source lumineuse qui l’éclaire. On comprend alors que le tableau, qui semble de prime abord invisible, n’est autre que le poste de télévision. Le caractère sérieux de l'exposé est mis en doute à mesure que nous prenons conscience de la duperie. Le destinataire du discours s’identifie au sujet du ‘tableau’ décrit par Lennep. Les frontières entre le réel et la représentation se déplacent. Le spectateur ne se trouve plus assis face à l’image mais s’y introduit ou, mieux encore, il est comme absorbé par elle, piégé derrière la vitre bombée du téléviseur.
Un autre artiste belge à avoir exploré ce rapprochement entre le tableau et le moniteur vidéo est Leo Copers. Leo Copers est un artiste conceptuel qui a réalisé de nombreuses sculptures, performances et installations articulant l'univers du symbolique avec une réflexion critique sur l’art et l’institution muséale. A partir des années 1960, il entreprend de démystifier l’art. Il met constamment en scène des situations qui traitent les questions de l’originalité, de l’authenticité et de la paternité de l’œuvre. Ainsi, par un double jeu qui associe hommage et critique, il s’approprie les œuvres d’artistes célèbres tels que Rodin, Van Gogh, Magritte ou Marinetti.
L’appropriation est une forme d’expression qui connait une longue tradition au sein de l’histoire de l’art. Au XXème siècle, elle est plus largement rattachée à la pratique du ready-made développée par Marcel Duchamp et, par la suite, au mouvement de l’art conceptuel. Elle se caractérise par la récupération d’objets ou d’œuvres auxquels est attribué un sens nouveau et souvent critique.
L'installation multimédia Mona Lisa, Mona Leo (1974-1975) illustre de manière remarquable cette pratique de l’appropriation. Cette œuvre se compose de deux parties mettant en scène le portrait de la Mona Lisa de Leonardo Da Vinci. La première partie de l’installation est un réplique de La Joconde. Son titre, ‘Studie naar meesters’, désigne plus globalement les nombreux maîtres qui ont fait de cette figure emblématique leur sujet d'étude. 7 A son tour, Copers s’empare de la Mona Lisa qu’il détourne en ajoutant au dos du tableau un dispositif contenant de l’eau. Copers inonde de larmes le visage de Mona Lisa, lui conférant un caractère d’autant plus mystique. Lors d’un entretien réalisé par l’équipe d’argos en 2018, l’artiste explique: 8
De Mona Lisa is gekend om haar mysterieuze glimlach. Dus het was heel evident en die lach is zo belangrijk: het is bijna de maagd Maria als je het zo bekijkt. We weten allemaal dat er mirakels gebeuren: dat Maria kan verschijnen, dat een Christusbeeld begint te bloeden of een heiligenbeeld weent. Dus als tegenstelling met die eeuwige mysterieuze glimlach kan ik evengoed ook een nieuw mysterie aan toe voegen. Een soort mirakel laten gebeuren en lachen en wenen, dat ligt voor de hand.
Placé en vis-à-vis de la peinture, un moniteur diffuse en boucle un plan-séquence intitulé ‘Mona Leo’ dans lequel figure un autoportrait de Copers incarnant la Joconde. Copers se tient devant un fond peint qui reproduit le paysage en arrière-plan dans le tableau de Da Vinci. Il garde la pose, immobile et sérieux, pendant un temps qui nous semble infiniment long, comme suspendu. Le spectateur en vient à douter du caractère animé de l'image. Cette incertitude culmine jusqu'à l'éclatement, toutes les dix minutes, d'un rire sonore et dément qui marque la fin de la séquence. Intrigué, le spectateur est tenté de se concentrer davantage sur la vidéo et peut dès lors percevoir par intermittence les clignements des yeux de Leo Copers qui réintroduisent du mouvement dans l'image.
Cette installation fut présentée en 1990 au Centraal Museum d’Utrecht dans le cadre d’une rétrospective des sculptures de l’artiste. Elle était placée aux côtés d’œuvres historiques de la collection permanente du musée, interagissant de la sorte avec d’autres maîtres, d’autres peintures, datant de la même période que La Joconde. Mona Lisa, Mona Leo sera ensuite exposée au M HKA en 1993, à l’occasion de la Rétrospective d’installations vidéo belges. Le moniteur est ici installé à la verticale, un renversement qui confère à la ‘boîte’ un caractère sculptural et désigne dans le même temps le format classique du portrait. Cette fois encore, moniteur et tableau se font face, Mona Leo et Mona Lisa se regardant droit dans les yeux. Une multitude de tensions résulte de la présence simultanée de ces deux portraits: larmes / rire, sérieux / sourire, immobilité / mouvement, féminin / masculin. Cette confrontation prend enfin un caractère temporel. Comme évoqué plus haut, Leo Copers se réfère à ses prédécesseurs ou maîtres, inscrivant une œuvre contemporaine dans une longue histoire de l’image.
Les œuvres analysées dans cet article se construisent autour d’un dialogue entre la peinture et la vidéo, qui représentent respectivement la tradition, d’un côté et de l’autre, la nouveauté. Chacune avec les spécificités qui les caractérisent, ces vidéos mettent en scène ou exposent une image ‘autre’ rattachée à la tradition de la peinture (ancienne, moderne, fondamentale). L’utilisation du médium vidéo permet à Hugo Duchateau de dramatiser le processus de fabrication de l’image qui sous-tend l’ensemble de sa démarche. Chez Jacques Lennep, c’est le tableau, en tant qu’objet figuratif, qui est thématisé et mis en relation avec les nouvelles ‘limites’ du cadre de la vidéo. Enfin, avec Leo Copers, ce sont les canons de l’histoire de l’art qui sont revisités par le truchement de l’image vidéo.
Le dialogue entre ces deux médiums prend un caractère ludique. Gags visuels, jeux d’associations, perversion du sens, effets de surprise et attitude désinvolte, provoquent un trait comique qui interpelle le spectateur et impliquent une réaction interprétative de sa part. L’objet de la farce n’est autre que l’art, qu’il s’agit de ne pas trop prendre au sérieux.
Commissaires
Dagmar Dirkx, Niels Van Tomme
Recherche
Dagmar Dirkx, Sofie Ruysseveldt, Erien Withouck
Recherche d'images
Emma Vranken, Daniel De Decker
Edition de texte
Anthony Blampied, Dagmar Dirkx, Inge Coolsaet, Laurence Alary, Niels Van Tomme, Björn Gabriëls
Traductions
Gorik de Henau (NL), Anne Lessebi (FR), Björn Gabriëls (EN)
Coordination du site web
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Conception et graphisme
Studio Le Roy Cleeremans
Website
Waanz.in
Éditeur
Niels Van Tomme / argos vzw
Archives
M HKA / ICC, New Reform Gallery / Roger D’Hondt, KMSKB, BOZAR, Art & Actualité, Jacques Charlier, Joëlle de La Casinière, Eric de Moffarts, Geneviève van Cauwenberge, argos, SONUMA
Bibliographie
Johan Pas, Beeldenstorm in een spiegelzaal. Het ICC en de actuele kunst 1970—1990, Lannoo Campus, 2005, 300 p. Jean-Michel Botquin (dir.), Le jardin du paradoxe. Regards sur le cirque divers àLiège, Yellow Now / Côté Arts, 2018, 448 p.
Numérisation
Onno Petersen, D/arch, CINEMATEK, VECTRACOM
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