La section vidéo d'EXPRMNTL 5 (Knokke, Décembre 1974)
Au mois de juin 1974, à l'occasion d'un séjour aux États-Unis destiné à préparer la cinquième édition du festival EXPRMNTL, Jacques Ledoux, secrétaire de sa compétition mais aussi conservateur de la Cinémathèque royale de Belgique (qui organise le festival), participe au programme radio The Arts Forum, animé par le critique et cinéaste Jonas Mekas sur les ondes de WNYC FM à New York. Le théoricien du cinéma d'avant-garde P. Adams Sitney, cofondateur avec Mekas de l'Anthology Film Archives, prend également part à la discussion. Tous trois sont amis depuis 1963. Les propos de Ledoux, personnalité réservée, dont les interviews et prises de position publiques sont peu fréquentes, apportent un éclairage intéressant sur ses opinions en ce moment historique particulier, où le paysage audiovisuel est en pleine mutation: ‘We try not to use anymore the word film because film has taken and will take I suppose in the future so many shapes that we prefer the words moving image to film.’ 1 La diffusion de plus en plus large de la technologie vidéo ouvre alors de nouvelles possibilités, invitant à reconsidérer le statut des images et des outils, et divisant la communauté des cinéastes et artistes. ‘I don't know enough about [it], I'm just learning to make statements about video being an extension of cinema,’ admet Ledoux ‘[but] I have the tendency to believe... I think that in a few years you will not be able to trace the difference between video and cinema or film.’ 2 Dans un échange animé, où les affirmations peinent à masquer les incertitudes, Mekas exprime son désaccord avec Ledoux, qui poursuit néanmoins en affirmant son intention d'inclure la vidéo dans la compétition d'EXPRMNTL, une manifestation jusqu'ici réservée aux œuvres créées sur support film. La seule raison de ne pas le faire, explique-t-il à Mekas, serait d'ordre technique. 3 En 1974, en Europe, il est en effet encore peu aisé de présenter des images vidéo sous la forme de projections.
Six mois plus tard, la cinquième édition du festival EXPRMNTL, qui se déroule dans le casino de la station balnéaire de Knokke-Heist, sur la côte belge, entre le 25 décembre 1974 et le 2 janvier 1975, vient cristalliser cette phase critique de l'histoire des images en mouvement, où deux technologies distinctes (film et vidéo) sont pensées alternativement dans des rapports de coexistence, d'opposition, de complémentarité, voire de transition. Dans le cadre de ce qui, de fait, sera la dernière édition d'EXPRMNTL, la vidéo n'est, en fin de compte, pas admise en compétition (les organisateurs n'ayant pu aménager de dispositif de projection) mais une section spécifique et non compétitive lui est dédiée. Ce focus sur l'art vidéo, mis en place dans le cadre d'un événement prioritairement et historiquement dédié à la création expérimentale sur support pellicule, vient attirer l'attention sur un nouveau médium, aux caractéristiques techniques et esthétiques différentes, et aux autres modes de monstration. En mettant en lumière cet épisode, il s'agit de tenter d'élucider ce qui se joue à cet endroit.
UN FESTIVAL FONDATEUR
Organisées selon un rythme irrégulier, tributaire des difficultés à réunir les moyens nécessaires à leur financement (une combinaison de subventions publiques et de mécénat privé), les quatre éditions précédentes d'EXPRMNTL (en 1949, 1958, 1963 et 1967) avaient grandement contribué à définir un ensemble de pratiques, désignées sous le terme générique de cinéma expérimental, mais recouvrant une grande variété de propositions, allant des essais purement formels aux tentatives de renouvellement de la fiction et du documentaire. Chronologiquement le premier, EXPRMNTL fut aussi, et jusqu'au début des années 1960, le seul événement international dédié au cinéma d'avant-garde. S'assignant une tâche de recherche et de valorisation de formes cinématographiques minorisées, il participa à fédérer une communauté, mettant en contact des artistes qui travaillaient jusque là dans l'isolement et l'ignorance mutuelle.
Entre 1949 et 1967, on doit à EXPRMNTL la révélation des films de Kenneth Anger et Gregory Markopoulos (1949); de Stan Brakhage, Agnès Varda, Jean-Daniel Pollet, José Val del Omar, Peter Kubelka, Robert Breer, Peter Weiss, Walerian Borowczyk et Shirley Clarke (1958); d'Anthony Balch, Vlado Kristl, Ed Emshwiller, Brian De Palma, Arthur Lipsett et Jack Smith (1963); de Michael Snow, Paul Sharits, Lutz Mommartz, Pere Portabella, Stephen Dwoskin, Dore O., Martin Scorsese, Wilhelm Hein, Gunvor Nelson & Dorothy Wiley, Tonino De Bernardi, Koji Wakamatsu, Roland Lethem et Joyce Wieland (1967) – pour n'en citer que quelques-un·es. De plus, depuis 1963, et dans l'intention de se rendre compte des expériences menées dans toutes les disciplines, et de situer le cinéma parmi celles-ci, EXPRMNTL accueille aussi de nombreux autres événements: des expositions, des concerts, des rencontres et des performances, avec une remarquable ouverture à l'imprévu.
À l'issue de ce parcours, et malgré son succès public 4, EXPRMNTL 5 est traditionnellement considérée comme une édition décevante, et ce principalement parce qu'elle eut à succéder à celle de 1967, et à son explosion de formes inventives et provocantes: outre les films précités, les œuvres de Robert Breer et Michangelo Pistoletto, les happenings, performances et actions de Yoko Ono, de Jean-Jacques Lebel, de John Latham, d'Hugo Claus, de l'EventStructure Research Group et de l'ensemble Musica Elettronica Viva, couronnées par les protestations d'étudiant·es (parmi lesquel·les Harun Farocki et Holger Meins) critiquant le caractère apolitique de certains films, étaient venus fissurer le cadre institutionnel de la manifestation, allant jusqu'à préfigurer les événements de Mai 68.
CHANGEMENT DE PARADIGME
Entre EXPRMNTL 4 et 5, sept années se sont écoulées, et le paysage du cinéma expérimental s'est profondément transformé: des coopératives de distribution de films sont nées, des festivals ont été créés. Un réseau s'est structuré qui relie ces initiatives, un public s'est constitué. Le statut de Knokke a changé: EXPRMNTL n'est plus la seule opportunité de projection et de rencontre, il n'est plus précédé de la même attente. Paradoxalement, l'énergie et l'enthousiasme qui caractérisaient la décennie précédente se sont taris. La séparation entre esthétique, politique et érotique marque désormais les arts, là où leur convergence avait défini EXPRMNTL 4. De plus, le cinéma commercial tente d'incorporer, dans des longs métrages de fiction, les expérimentations menées dans ses marges. Conscient de ces mutations, et de la nécessité de réinventer le festival, Ledoux manifeste des réticences à en organiser une nouvelle édition. Il sait que celle-ci sera la dernière. 5
Des comptes-rendus d'EXPRMNTL 5, se dégage une sensation d'ennui et de lassitude. Au sein de la compétition d'EXPRMNTL 5, et même si cette tendance ne doit pas effacer la présence d'autres propositions (comme les films de Thierry Zéno, Michio Okabe ou Barbara Linkevitch), l'influence du cinéma structurel est prédominante. Dans leurs travaux, des cinéastes tels que Claudine Eizykman, Anthony McCall, Tsuneo Nakai, Colen Fitzgibbon ou Bill Brand s'intéressent aux constituants mêmes du médium cinématographique (le photogramme, le celluloid, le faisceau de projection) comme aux formes élémentaires de son langage (le plan fixe, le zoom). Hors compétition, une importante rétrospective est dédiée au travail de Hollis Frampton, figure majeure du cinéma structurel, alors considéré par Ledoux comme le cinéaste américain le plus important du moment.
Autour des projections, des concerts dédiés à la question de la musique politique (Luc Ferrari, Dieter Schnebel, Cornelius Cardew, Frederic Rzewski, Josef Anton Riedl), des représentations théâtrales (Compagnie du Théâtre Musical, Simone Rist, Wieslaw Hudon) et des débats quotidiens autour de la question de l'expérimentation dans les arts, sont organisés. Outre les jeux électroniques de l'artiste allemand Walter Giers, plusieurs œuvres plastiques questionnent la définition et les limites du médium cinématographique. Les propositions de Tony Conrad et Paul Sharits, deux autres cinéastes structurels, sont, à proprement parler, improjetables. La pellicule du film T,O,U,C,H,I,N,G (1968) de Sharits a été découpée en bandes de même longueur, disposées côte à côte, coincées entre deux plaques de plexiglas placées devant une source lumineuse, permettant une observation minutieuse du film, photogramme par photogramme. 6 Quant à Roast Kalvar (1974) de Tony Conrad (décrit par l'employée qui le réceptionna à la Cinémathèque comme une ‘boule de 16mm’), il s'agit d'une bobine de pellicule de marque Kalvar, déroulée, torsadée 3000 fois, entortillée puis cuite au four. 7
'CHALLENGING THE FILM SCENE'
Le début des années 1970 voit aussi la diffusion de la vidéo légère, qui apparaît comme un médium neuf, sans tradition, sans culture, un champ vierge à explorer. La vidéo, c'est l'image en mouvement sans le poids de l'histoire du cinéma, de ses hiérarchies, de sa tradition. C'est un outil aux propriétés nouvelles. En dépit de ses imperfections (une image imprécise et encore largement limitée au noir et blanc), ce nouveau format séduit de nouveaux usagers, par son immédiateté et sa plasticité. Il est mobilisé comme outil audiovisuel communautaire et militant, investi de missions démocratiques. Il attire des artistes visuels, qui y recourent pour enregistrer leurs performances. Bon nombre de cinéastes d'avant-garde s'y essaient également, comme Shirley Clarke, figure du New American Cinema du début des années 1960, qui a installé caméras et moniteurs dans son appartement new yorkais, afin d'y développer avec sa fille Wendy Clarke et le collectif Tee Pee Video Space Troupe, une forme de vidéo-théâtre collective et ouverte à l'improvisation. Stan VanDerBeek donne des workshops de vidéo depuis le début des années 1970. Aldo Tambellini s'intéresse autant au cinéma qu'à la vidéo, dont il combine parfois l'usage dans ses performances. Takahiko Iimura, dont les premiers films furent révélés par EXPRMNTL 3, en 1963, expérimente avec le Portapak dès 1969, et n'a jamais envisagé film et vidéo dans un rapport d'opposition.
Mais la vidéo n'est pas accueillie avec le même enthousiasme par tous les cinéastes. Woody et Steina Vasulka, pionniers de la vidéo et cofondateurs de The Kitchen à New York en 1971 (l'un des premiers lieux à dédier prioritairement son attention aux nouvelles pratiques vidéo, à une époque où aucune structure n'y était encore dédiée, et où ni les galeries ni les musées ne s'y intéressaient) n'ont pas oublié l'hostilité exprimée par de nombreux cinéastes d'avant-garde à l'égard du nouveau format. Pour ceux-ci, en effet, la vidéo est perçue comme un support concurrent, menaçant leur médium de prédilection et donc, à terme, leur pratique. ‘It was clear that film was against video. Video was not against film but filmmakers, they kind of hated it’, déclare Steina Vasulka. ‘It was very virulent […] It was unreal.’ 8 Dans le débat vidéo versus film s'opposent deux formes distinctes de traitement de l'information visuelle: tandis que l'image cinématographique est composée d'une succession d'images fixes, c'est-à-dire de photographies, l'image vidéo repose sur le balayage et l'entrelacement. Les techniques, les résolutions, les textures diffèrent, tout comme les supports.
Mais l'animosité de nombreux cinéastes tient aussi à un autre élément. Tel que le décrit la critique, curatrice et artiste Birgit Hein en 1975, dans un article traitant prioritairement de la situation en Allemagne et en Autriche mais dont les observations peuvent être étendues à d'autres territoires, le cinéma expérimental n'a pas réussi à pénétrer durablement la sphère des arts visuels (contrairement aux films d'artistes). Si tant est qu'elles se soient ouvertes, les portes des musées et galeries se sont rapidement refermées devant lui. Or, en 1974-75, la vidéo, sous la forme de l'art vidéo, est précisément en train de franchir ce pas 9:
In spite of definitely belonging to the arts, experimental film has so far not been accepted as such in Germany. Only the films by fine artists are accepted and treated accordingly. The film-makers are not considered as artists. If their films are included in art exhibitions, they are only treated as an additional or supplementary programme. […] The broad development of video also plays a role, as it is much easier to use in exhibition practice.
En tant que conservateur de cinémathèque, mais aussi en tant que secrétaire général de la FIAF (Fédération Internationale des Archives du Film), Ledoux n'est-il pas acquis à la supériorité du support film? Tel que l'exprime son intervention sur les ondes de WNYC, citée en ouverture de ce texte, son point de vue est plus complexe. Selon Steina et Woody Vasulka, la section vidéo d'EXPRMNTL 5 résulterait précisément d'une intention de provocation de la part de Ledoux envers les cinéastes d'avant-garde. 10 ‘Jacques Ledoux was challenging the film scene,’ avance Steina Vasulka, ‘he was being the naughty boy and introducing video that everybody hated.’ D'après Gabrielle Claes, proche collaboratrice de Ledoux, qui assure alors le secrétariat de la compétition comme celui de la Cinémathèque, Ledoux aurait eu l'intuition que le cinéma expérimental allait définitivement disparaître au profit de la vidéo. 11 Dans la juxtaposition et la confrontation des diverses parties d'EXPRMNTL 5, dans la tension entre ses composantes film et vidéo, on peut déceler un geste de programmation, qui prend une signification particulière sachant que Ledoux a la certitude que cette édition sera la dernière.
De la même manière que la curiosité de son programmateur avait, dès 1963, ouvert le festival à toutes les pratiques artistiques, envisagées sous l'angle de l'expérimentation, la mission exploratoire d'EXPRMNTL ne peut négliger l'apparition de ce chantier nouveau, ouvert à toutes les expériences. En 1974, la vidéo est un médium jeune et encore dépourvu d'histoire, que ni le circuit du cinéma, ni celui des musées et galeries ne se sont encore approprié – une question qui représente précisément un enjeu à ce moment. Événement hybride, historiquement ancré dans le champ du cinéma mais dont les ramifications s'étendent vers d'autres arts et leurs communautés, EXPRMNTL attire autant un public de cinéphiles et de cinéastes, que d'acteurs·rices et de spectateurs·rices d'autres sphères, et notamment des arts visuels. 12 Cette position intéresse Ledoux, qui y travaille sciemment, de la conception du programme à la composition du jury de compétition: des figures du monde de l'art contemporain sont consultées à un stade préparatoire, comme les critiques Irmeline Lebeer et Jean-Pierre Van Tieghem, et bien sûr René Micha, complice de longue date du festival; le commissaire d'exposition Harald Szeemann siège dans le jury aux côtés des cinéastes Dusan Makavejev et Stephen Dwoskin, du critique P. Adams Sitney, et du cinéaste/vidéaste Ed Emshwiller. 13
L'intérêt du festival pour la vidéo se place enfin dans la continuité de son ouverture aux productions télévisuelles. Depuis 1963, la compétition est en effet ouverte aux œuvres conçues pour le cinéma comme pour la télévision – une mesure opportune dans le contexte de la collaboration avec la RTB (Radio Télévision Belge), qui contribue financièrement à l'organisation d'EXPRMNTL. 14 La vidéo, telle qu'elle intéresse Ledoux, est, entre autres choses, ce langage nouveau qui explore les possibilités de la télévision en tant qu'outil créatif, jusqu'à en proposer un contre-usage. Comme l'écrit au même moment Jean-Pierre Boyer, vidéaste montréalais que Ledoux invite à Knokke: ‘La vidéo, c'est l'anti-télévision, le rejet des conventions de la narration et la repossession de l'image électronique comme outil spécifique de production.’ 15 Au sein de la RTB, Ledoux entretient des liens privilégiés avec le centre de production de Liège, et notamment avec son directeur, Robert Stéphane, qui, ayant découvert très tôt le travail de Paik, de Viola et d'autres vidéastes, sera, dès 1976, l'un des principaux instigateurs de Vidéographie, un projet unique d'émission télévisée expérimentale dédiée aux multiples formes de la vidéo. 16
TIME LINE
Au début des années 1970, les événements internationaux dédiés à la vidéo se succèdent, aux États-Unis comme en Europe. En 1974-75, plus précisément, EXPRMNTL 5 s'inscrit dans une séquence chronologique qui indique une progressive reconnaissance du médium par des institutions muséales européennes.
À Cologne, du 6 juillet au 8 septembre 1974, la vidéo occupe une part importante de Projekt ‘74 qui, dans la Kunsthalle et au Kölnischer Kunstverein, déploie notamment des installations vidéo de Nam June Paik, Peter Campus, Dan Graham, Frank Gillette et Douglas Davis, et permet de visionner des bandes produites par 95 artistes en provenance des États-Unis et d'Europe. Les visiteurs de l'exposition ont également la possibilité d'y produire des bandes et des performances, grâce au matériel et à l'encadrement fournis par le Lijnbaancentrum Rotterdam. Wulf Herzogenrath et David Ross sont les co-curateurs de la section vidéo de Projekt ‘74, tandis que Birgit Hein est responsable de la sélection des films (parmi lesquels figurent notamment les productions de Marcel Broodthaers, David Lamelas et Joan Jonas, mais aussi celles, issues du circuit du cinéma expérimental, de Jack Smith, Kurt Kren et Gill Eatherley).
À Lausanne, l'exposition Impact Art Vidéo Art 74, organisée au Musée des arts décoratifs du 8 au 15 octobre 1974, sous l'égide de René Berger, président de l'association internationale des critiques d'art et théoricien de l'art vidéo, entend mettre l'accent sur la vidéo en tant que médium artistique. La liste des artistes représentés comprend notamment les noms d'Eric Andersen, Peter Campus, VALIE EXPORT, Frank Gillette, Takahiko Iimura, Joan Jonas, Maurizio Nannucci, Norio Imai, Dalibor Marinis, Nam June Paik, Charlemagne Palestine, Simone Forti, Alberto Pirelli, Richard Serra, les Vasulka, Bill Viola, Jud Yalkut, Peter Weibel, du Groupe C.A.P. de Liège, des Suisses Jean Otth et René Bauermeister, etc. 17
Organisé du 8 novembre au 8 décembre 1974 par l'ARC 2 et le Centre National pour l'Animation Audio-Visuelle au Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, Art/Vidéo Confrontation 74 est la première grande exposition en France à présenter des bandes et installations vidéo d'artistes états-uniens et canadiens, et à produire des bandes d'artistes français (Christian Boltanski, Gina Pane, Martial Raysse, Paul-Armand Gette, Françoise Janicot). Une multitude de noms figurent au programme, de Vito Acconci à Lydia Benglis, en passant par Joseph Beuys, Fred Forest, Stan VanDerBeek, Nam June Paik, Simone Forti, Nancy Kitchell Wilson, Robert Morris, Al Razutis, Bill et Louise Etra, Dan Graham, Nil Yalter, Jean-Pierre Boyer, Peter Campus, William Gwin, Rebecca Horn ou, à nouveau, les Vasulka. 18
C'est en puisant dans le programme de ces deux dernières manifestations, et en l'enrichissant grâce aux contacts établis avec d'autres structures, que le commissaire Michel Baudson investira le circuit d'exposition du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (dont le bâtiment accueille aussi les bureaux de la Cinémathèque royale de Belgique) avec l'exposition Artists' Video Tapes, présentant 140 bandes du 25 février au 16 mars 1975. 19
Dans le champ du cinéma expérimental et indépendant, EXPRMNTL n'est pas non plus la première manifestation à inscrire la vidéo à son programme (qui les juxtapose d'ailleurs, davantage qu'il ne les fait se rencontrer). En juin 1973, l'Internationales Forum des Jungen Films, à Berlin, présente également des productions vidéo, la plupart d'orientation sociale, dues notamment au groupe new yorkais Global Village Video. En septembre, le Festival of Independent Avant-Garde Film, au National Film Theatre et à l'ICA de Londres, inclut des bandes de Peter Weibel et Mike Leggett. En juin 1974, Video Film Tele-Aktionen, à Munich, combine des films et des vidéos réalisés par Tony Conrad, Wilhelm et Birgit Hein, Kurt Kren, Paul Sharits, Peter Weibel, Takahiko Iimura et VALIE EXPORT – des artistes dont Ledoux soutient le travail.
KNOKKE / BUFFALO
La documentation conservée dans les archives d'EXPRMNTL atteste du fait que Ledoux et son équipe étaient parfaitement informés de ces manifestations. De même, ils suivaient avec attention les avancées technologiques dans ce domaine, soucieux de la possibilité de projection de la vidéo. Dans les cartons, les catalogues des compagnies produisant du matériel (Barco, Shibaden, Sony, Philips, Akai) côtoient les numéros de la revue new-yorkaise Radical Software et les publications des rencontres et expositions organisées en Europe et aux États-Unis.
Dès 1973, la prospection de Ledoux couvre à la fois le champ du film, à travers des canaux désormais connus et structurés, et celui de la vidéo, dont le réseau est en voie d'organisation.
Accordant une attention particulière aux productions en provenance des États-Unis (qui ont toujours représenté la contribution cinématographique la plus importance à chaque édition du festival), il y passe deux semaines, du 18 novembre au 1er décembre 1973, afin de lancer la promotion de la manifestation à venir. Une conférence de presse à l'Anthology Film Archives de New York, le 27 novembre 1973, marque symboliquement l'annonce d'EXPRMNTL 5 sur le continent américain. 20
Peu avant son départ, au mois de septembre 1973, Ledoux a contacté Gerald O'Grady, afin d'obtenir la liste très complète des cinéastes d'avant-garde actifs·ves aux États-Unis que celui-ci, d'après Jonas Mekas et Annette Michelson, aurait établie. 21 Co-organisateur, en janvier 1974 au MoMA, de l'événement Open Circuits: An International Conference on the Future of Television 22, le professeur O'Grady est le récent fondateur du Center for Media Study de la State University of New York à Buffalo, premier département créé au sein d'une université états-unienne pour l'étude d'un champ que Peter Weibel (qui y enseignera de 1984 à 1989) définira comme rien moins que ‘the entire spectrum of media art – from photographs to installations using slides, from music to film and video performances, from film to film installations, from videotapes to video environments, from computer graphics to interactive installations’. 23 En 1973, Hollis Frampton et Paul Sharits y enseignent déjà. Steina et Woody Vasulka sont sur le point de les rejoindre, de même que le documentariste James Blue. Un esprit de dialogue règne alors entre les praticiens des différentes technologies au sein de ce département, dont la naissance marque la reconnaissance symbolique de l'expérimention audiovisuelle par la sphère académique.
Le nom de Gerald O'Grady a également été recommandé à Ledoux par Don Foresta. Diplômé en histoire, diplomate assermenté employé par l’United States Information Agency, Don Foresta est, depuis son arrivée à Paris en 1971, le responsable de la programmation du Centre Culturel Américain, une institution publique dépendant directement de l'Ambassade des États-Unis. Le cinéma expérimental et la vidéo, ainsi que les articulations entre art et technologie, sont au cœur de son activité de programmateur. Avec Foresta, l'institution (qui durant les années 1960 comptait déjà comme l'une des places-fortes de la contre-culture) s'affirme comme l'un des lieux les plus importants en Europe pour la diffusion de la vidéo, présentant des bandes pratiquement invisibles ailleurs. Le budget dont il dispose lui permet d'inviter à Paris des artistes tels que Stan VanDerBeek, ou John Reilly et Rudi Stern de Global Village Video. 24 La politique de programmation et d'acquisition de Foresta pour le Centre est guidée par une sensibilité formaliste et par un intérêt pour les bandes abstraites, où la technologie est utilisée d'abord et avant tout pour elle-même, bien loin de l'approche militante qui prévaut alors en France, ou de l'usage documentaire de la vidéo par les artistes visuels comme moyen d'enregistrement de performances. 25
L'intuition de programmation de Ledoux est identique. Ce qui l'intéresse, ce sont les travaux révélant les propriétés intrinsèques de l'image électronique, les œuvres explorant le médium pour lui-même – qu'il s'agisse de bandes monocales, d'environnements ou de pièces en circuits fermés, dans lesquelles se révèle une autre caractéristique fondamentale de la vidéo: sa capacité à présenter simultanément l'image d'un sujet et ce sujet lui-même. Si les vidéos d'artistes retiennent peu l'attention de Ledoux (alors qu'elles sont, par exemple, représentées cette année-là dans les trois manifestations européennes majeures consacrées à la vidéo évoquées plus haut), il est à noter que les films d'artistes, singulièrement absents de la programmation, demeurent l'autre parent pauvre d'EXPRMNTL. 26
C'est Foresta que Ledoux aurait approché dans un premier temps afin d'organiser la section vidéo d'EXPRMNTL 5, tenant probablement aussi en compte son implication dans Art/Vidéo Confrontation 74. Cependant, Foresta, tenu par sa position de diplomate états-unien détaché sur le territoire français, ne pouvait travailler hors de France. Il aurait donc orienté Ledoux vers O'Grady, figure académique et bien introduite, avec qui il avait déjà eu l'occasion de collaborer et qui, d'après lui, serait à même d'offrir à Ledoux l'information, la perspective et la crédibilité institutionnelle dont il pourrait avoir besoin. 27
En janvier 1974, Ledoux informe O'Grady de ses intentions concernant la cinquième édition d'EXPRMNTL, sollicitant son expertise artistique et technique, ainsi que celle de Woody Vasulka, dans la mise sur pied de la section vidéo. Certes, Ledoux aurait aussi bien pu entrer en contact avec des structures européennes mais, tel que l'exprime le passage suivant, extrait de son courrier à O'Grady, il demeure convaincu que la recherche est en avance de l'autre côté de l'Atlantique, suivant une dynamique qu'il avait déjà observée dans le champ du cinéma à l'occasion des éditions précédentes d'EXPRMNTL: ‘I think that Europe is far behind the States in this respect and that even things which seem evident or part of the past to you, could still be a revelation here.’ 28
La réponse enthousiaste d'O'Grady vient en mars 1974, et implique d'emblée Steina et Woody Vasulka dans la tâche: tous trois sélectionneront et rassembleront des bandes, que Ledoux visionnera fin mai lors d'une visite à Buffalo, permettant d'affiner la sélection et de déterminer les dispositifs et moyens nécessaires à l'exposition de Knokke. 29 Leur première rencontre, qui a lieu deux mois plus tard, débouche sur le scénario suivant: une commission, composée de Gerald O'Grady, Ed Emshwiller, Shigeko Kubota, Steina et Woody Vasulka et Ledoux lui-même, sélectionnera la participation états-unienne et canadienne pour le festival. 30 Celle-ci sera composée de deux sections: d'une part, trois à cinq focus individuels (parmi lesquels deux devraient être consacrés à Shirley Clarke et à Nam June Paik, qui ont déjà répondu positivement à la proposition de Ledoux), programmés dans le cadre d'environnements (ou, comme Ledoux préfère le formuler, d'un ‘video playground’); et d'autre part, une douzaine d'heures de bandes, à raison de 2 heures de programmes par jour. 31
PROSPECTION EUROPÉENNE
Parallèlement, Ledoux se met à la recherche de bandes en Europe. En juin 1974, à Paris, il rencontre Pierre Schaeffer et son équipe au Service de la Recherche de l'ORTF, dont il comprend rapidement l'implication limitée dans le champ qui l'intéresse. ‘It seems that in Europe the only ones which are really involved in experimenting are the people of Köln where I will be in beginning of July.’ 32 La radio-télévision WDR de Cologne a invité, pour deux mois, en novembre / décembre, Steven Beck, Bill Etra et Stan VanDerBeek, que Ledoux espère pouvoir attirer à Knokke. 33 Si la rencontre avec les responsables de la WDR sera peu productive, Ledoux visite, au cours du même séjour, l'exposition Projekt ’74, dont plusieurs œuvres seront reprises dans la sélection de Knokke. 34 Il y rencontre aussi la violoncelliste Charlotte Moorman, dont la collaboration avec Nam June Paik est demeurée célèbre (il est brièvement question, mais malheureusement trop tardivement pour que le projet puisse se concrétiser, de déplacer à Knokke leur TV Cello conservé au Bochum Museum). 35 Dans ce travail de programmation, Ledoux est secondé par Danielle Nicolas, employée de la Cinémathèque mais aussi collaboratrice de la revue Clés, un mensuel édité par l'Association pour l'Information Culturelle, hébergée par le Palais des Beaux-Arts. 36
La tentative de Ledoux de collaborer avec les services de recherche de l'ORTF et de la WDR, sur les recommandations de la RTB-Liège, tient à la récente création, en septembre 1973, du réseau de la CIRCOM, la Coopérative Internationale de Recherche et d'Action en matière de Communication, qui entend favoriser les relations entre centres européens de recherche dans le domaine de télévision. 37 Lors de sa fondation à Venise, en septembre 1973, la CIRCOM a présenté ‘trois soirées de projections publiques rendant compte de trois tendances majeures en télévision expérimentale: la participation du public aux programmes de télévision, le renouvellement des genres, l'image abstraite enfin’. 38 La collaboration avec la CIRCOM pour une séance, et l'éventualité d'un soutien financier de sa part, est l'une des pistes explorées pour la prise en charge du programme. Pour le pan états-unien, bien plus coûteux en raison des transports (6 artistes, en plus de Woody Vasulka) et de la complexité technique, Ledoux espère que O'Grady sera en mesure de trouver des ressources auprès d'une fondation états-unienne. 39 Dès le mois d'août, il apparaît qu'aucune de ces pistes de financement spécifique au projet vidéo ne se concrétisera. 40
Au mois d'octobre, les plans de la section vidéo semblent toujours flous. Ce n'est qu'à la mi-novembre, six semaines à peine avant l'ouverture du festival, que la programmation peut enfin être confirmée, suite à la visite préparatoire de Woody Vasulka à Bruxelles et à Knokke: ‘Video exhibition will definitely take place.’ 41
VIDÉO EXPÉRIMENTALE
Les archives d'EXPRMNTL ont conservé trois versions successives du communiqué de presse relatif à la programmation vidéo. Toutes trois ont été utilisées dans la communication de l'événement. D'abord diffusé sous le titre ‘La Vidéo considérée comme un art de spectacle’, 42 puis ‘Exposition de Vidéo-Théâtre’, 43 et enfin sous celui de ‘Vidéo expérimentale’, ce texte, dont chaque version reformule et précise les intentions, insiste sur les éléments suivants: la nouveauté de la technologie présentée (en pleine phase exploratoire); les spécificités du médium; la dimension ludique et participative de l'événement. ‘Exposition et spectacle,’ annonce la dernière version du communiqué, ‘la section video à Knokke a pour ambition principale de faire découvrir aux cinéastes et autres artistes présents un langage et une technique qui est en passe de révolutionner notre perception de l'espace et du temps.’ 44 Les trois volets de la programmation y sont présentés comme suit 45:
1. une sélection de bandes, cherchant à explorer le langage video ;
2. des installations ;
3. des environnements et des live-shows, réalisés sur place par un important groupe de réalisateurs américains et canadiens […] ; ces jeux-spectacles seront autant d'occasions de participer aux expériences d'avant-garde de la technologie artistique.
Au sein du casino, ces trois volets sont développés dans des zones contiguës. Dans un espace dont les artistes se souviennent comme d'une salle vaste (approximativement 30 mètres de long sur 15 de large) mais passablement délabrée 46, des cloisons viennent découper les volumes destinés à accueillir les diverses parties du programme. Dans cet environnement bricolé, des tables habillées de papier kraft (tout comme les cloisons), des moniteurs, des caméras, des lecteurs de bandes, des générateurs d'effets, des synthétiseurs remplissent l'espace. Pour présenter la vidéo, EXPRMNTL, dont la présentation de l'image en mouvement a jusqu'ici été centrée autour de la salle de cinéma, du projecteur et de l'écran, doit adapter ses usages: les bandes sont présentées sur des moniteurs, et la programmation prend davantage l'aspect d'une exposition, d'un atelier de démonstration ou d'un laboratoire. Des douzaines de machines de différentes compagnies trônent dans les salles du casino, empilées et câblées. Elles ont été louées ou empruntées auprès de pas moins de 19 fournisseurs différents, de l'ICC (Internationaal Cultureel Centrum) à Anvers, à la Katholieke Universiteit Leuven et à l'Université Libre de Bruxelles, en passant par Sony, Akai, Revox, Philips, l'American Library de Bruxelles et la RTB-Liège. La coordination technique est assurée par l'artiste états-unien Kit Galloway, qui avait déjà été impliqué dans la manifestation parisienne Art/Vidéo Confrontation 74, à la fois en tant qu'artiste et en tant que médiateur. 47 La réalisation du projet a demandé des efforts considérables, et un budget conséquent. Tous postes additionnés, le coût de la section vidéo est estimé à près d'un million de francs belges, ce qui représente près de la moitié des dépenses d'EXPRMNTL 5. 48
On doit aux Vasulka une part importante du travail de sélection des bandes, ainsi que la prise en charge des démarches auprès des artistes pour obtenir les autorisations de montrer leurs travaux. Leur connaissance rapprochée de la scène vidéo états-unienne, dans laquelle ils sont impliqués depuis ses balbutiements, leur engagement au service de cette communauté d'artistes, font d'eux les personnes idéales pour cette tâche. Trois des quatre programmes ont été composés par les Vasulka, en dialogue avec Gerald O'Grady. Ceux-ci sont constitués presqu'exclusivement de productions états-uniennes, issues des scènes de la Côte Ouest (Eric Siegel, Wolfgang Stoerchle, Skip Sweeney, Stephen Beck et Jordan Belson, Don Hallock, Dimitri Devyatkin) et de la Côte Est (Steina & Woody Vasulka, David Cort du collectif Videofreex, Rudi Stern, Peter Campus, Ernst Gusella, Bill et Louise Etra). Certaines bandes ont été fournies par le Centre Culturel Américain de Paris. Sous une couverture imaginée par Woody Vasulka, une publication préparée par le Center for Media Study de Buffalo présente ces trois programmes, accompagnés par un essai de Seth Feldman (diplômé de Buffalo et futur expert de l'œuvre de Dziga Vertov). Une quatrième sélection, européenne, vient compléter ce panorama, présentant des vidéos des Italiens Maurizio Nannucci et Alberto Pirelli (fournies par la structure florentine art/tapes/22), des Suisses René Bauermeister et Janos Urban (membres du groupe Impact), de Peter Weibel (Autriche) et de David Hall (Grande-Bretagne). Outre ces quatre programmes, répétés quotidiennement, des séances spécifiques de travaux de Nam June Paik (première mondiale de Suite 212), de Jean Otth, de Muriel Olesen, de Gerald Minkoff (du groupe suisse Impact), et des Vasulka (entre autres) sont organisées. Toutes les bandes, et d'autres non reprises dans les programmes, sont par ailleurs également visionnables sur demande. La plupart des vidéos sont sur support 1/2'', certaines sont dans le format plus récent du 3/4''. L'ensemble des programmes reflète les intentions initiales de programmation, adoptant le mot d'ordre de René Bauermeister: ‘Faire de la vidéo, de mon point de vue, consiste d'abord en une recherche des critères de spécificité de l'image électronique.’ 49
Les propositions installatives sont plus complexes. Avec Scape-Mates in Scale and Time, Ed Emshwiller combine la diffusion de sa vidéo Scape Mates (USA, 1972) sur un moniteur, et la projection d'un transfert 16mm du même matériau. Dans ce travail, un paysage électronique imbriquant des éléments abstraits et figuratifs voit évoluer des danseurs, dont les images ont été transformées à l'aide d'un synthétiseur vidéo analogique. Cette présentation simultanée, mais non synchronisée, des deux versions du même travail est une œuvre mixte, jouant à la fois sur l'effet cumulatif et sur les différences de taille et d'intensité lumineuse. Elle associe avec plaisir les supports vidéo et argentique à un moment critique où ceux-ci sont si souvent opposés. L'approche comme l'itinéraire d'Emshwiller apparaissent certainement comme exemplaires aux yeux des organisateurs, qui soutiennent son travail depuis la troisième édition du festival en 1963. Sa position est en effet révélatrice de l'intention qui sous-tend le festival, tel que l'indique Pierre Vermeylen, président de la Cinémathèque, dans son discours d'inauguration d'EXPRMNTL 5 50:
M. Emshwiller offre l'exemple remarquable d'un cinéaste passé à la vidéo, mais continuant à réaliser des films utilisant selon les cas des spécificités de chacun de ces langages. C'est très exactement ce que nous avons voulu montrer à Knokke en organisant cette exposition Vidéo: mettre en valeur les différences et les ressemblances de ces deux moyens d'expression.
Peter Weibel présente trois bandes mais aussi deux actions: Investigation of Identity (1973) et Timeblood (1972-74). Nam June Paik propose deux déclinaisons de TV Buddha, une pièce en circuit fermé conçue quelques mois plus tôt, pour compléter en vitesse une exposition new yorkaise à la Galerie Bonino. 51 Dans sa version muséale originale, TV Buddha pose, face à face, une sculpture en bois de bouddha datant du XVIIIème siècle, et un moniteur blanc aux formes arrondies, typiques des années 1970, sur lequel est diffusée, en direct, l'image filmée dudit bouddha. Cette pièce iconique, d'une grande efficacité visuelle, met en dialogue la spiritualité et la technologie, l'Orient et l'Occident, la tradition et la modernité, placés en miroir par le biais de la vidéo. Aujourd'hui, TV Buddha est sans nul doute devenue l'une des œuvres les plus emblématiques de Paik. C'est au Kölnischer Kunstverein, dans le cadre de la manifestation Projekt ’74, que Ledoux avait découvert ce travail (par ailleurs également présenté à Paris lors d'Art/Vidéo Confrontation 74). À Cologne, Paik avait donné une version modifiée de sa pièce, prenant lui-même la place de la statue de bouddha. À Knokke, la version installation, plus complexe, se déploie sur une plate-forme triangulaire, sur laquelle Paik a agencé la statue de bouddha, deux caméras, quatre moniteurs mais aussi la sculpture d'un buste de singe, la gueule ouverte. Cette nouvelle déclinaison de TV Buddha est ponctuellement activée par Paik. Les photos d'Étienne Bernard montrent l'artiste déplaçant le buste de singe afin de prendre sa place, s'installant sur la plate-forme en position du lotus, les yeux clos.
Pour désigner les environnements vidéo, Ledoux mobilise le terme de video-playground (‘terrain de jeu vidéo’), une notion qui lui est chère en raison de la dimension ludique qu'elle implique. La vidéo offre en effet la possibilité de jouer, en intervenant sur l'image en temps réel. Elle permet aussi de construire des environnements dans lesquels caméras, lecteurs, moniteurs, sont agencés de façon à créer des circuits fermés et des situations ouvertes. L'interaction entre les appareils y est aussi importante que la liberté d'intervention des visiteurs, invités à abandonner la position de spectateurs passifs pour performer, filmer, être filmés, tourner les boutons, et découvrir activement les possibilités du nouveau médium. Cette dimension immédiate mais aussi participative, sociale, relationnelle de l'usage de la vidéo représente un aspect important de la section vidéo.
Les images tournées par la télévision belge flamande BRT montrent Jean-Pierre Boyer, Wendy Clarke, Walter Wright, Woody et Steina Vasulka en action, démontrant, dans une atmosphère conviviale, les possibilités d'intervention immédiate sur l'image, grâce notamment à l'usage du processeur de balayage Rutt/Etra (mis au point l'année précédente) que les Vasulka ont transporté à Knokke. 52 À l'aide de plusieurs caméras et moniteurs, Wendy Clarke construit des pièces participatives, qui impliquent directement les visiteurs·ses. Pour Walter Wright, proche collaborateur d'Emshwiller, le synthétiseur vidéo (qu'il s'agisse du Paik/Abe, du Scanimate ou du Rutt/Etra) est un outil qui permet au vidéaste de créer des images en direct, tout comme le musicien produit des sons. Outre ses transformations électroniques abstraites, réalisées dans le même esprit que celles de Wright et des Vasulka, Jean-Pierre Boyer, en citoyen québécois impliqué dans les mouvements sociaux de son temps, saisit l'occasion de sa présence à Knokke pour tenir avec sa compagne une tribune d'expression pour le Québec Libre. Peter Campus installe sa pièce en circuit fermé mem (1974), confrontant le visiteur à une image distordue de lui-même.
FADE OUT
La simple description de la section vidéo permet d'entrevoir la complexité de sa réalisation. Techniquement, logistiquement, financièrement, le projet exige des efforts que le festival peut à peine consentir. L'organisation d'EXPRMNTL repose en effet principalement sur les épaules de la petite équipe de la Cinémathèque, quotidiennement mobilisée par les tâches de conservation des titres de la collection, mais aussi de préparation, de projection et de vérification des copies pour les trois séances organisées, chaque jour de l'année, au Musée du Cinéma. En temps ordinaires, la mise sur pied d'un événement d'une telle ampleur dépasse déjà largement ses moyens. L'ajout au programme d'une technologie virtuellement inconnue rend les choses plus complexes encore.
‘[EXPRMNTL] was connected to the needs of a certain period, and as the situation and needs changed, the Festival had to change or not to continue’, 53 faisait remarquer Jonas Mekas en 1988. La mutation du champ de l'image en mouvement, traversée de multiple tensions, qui a nourri le programme d'EXPRMNTL 5, apparaît aussi comme l'une des causes de la disparition du festival. Le changement de paradigme technologique, vécu avec enthousiasme ou avec crainte, l'évolution du contexte culturel, la scission entre esthétique et politique dans les années 1970, la structuration des réseaux du cinéma d'avant-garde contribuent également à l'expliquer. À l'issue d'EXPRMNTL 5, confirmant la conviction déjà partagée avec plusieurs interlocuteurs avant la manifestation, Ledoux confie à plusieurs artistes et ami·es qu'il n'y aura pas d'autre édition. 54 Il fera pourtant des démarches, vers 1978-79, afin de mettre sur pied un EXPRMNTL 6. Mais pour toutes les raisons énumérées, et pour d'autres encore, tenant notamment à la communautarisation de la culture en Belgique qui s'opère à ce moment, EXPRMNTL 6 ne verra jamais le jour.
Quelques jours après la fin du festival, Don Foresta adresse ses remerciements à Ledoux: ‘Ces journées ont été très constructives et enrichissantes pour tous et augurent très favorablement de l'avenir de la video en Europe.’ 55 La vague vidéo continuera en effet à déferler sur le continent. À peine deux mois plus tard, en mars 1975, alors que l'exposition Artists' Video Tapes vient d'ouvrir au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, Steina Vasulka écrit à Jacques Ledoux: ‘I see that the video exhibit is going on in your Palais right now. I wonder how long Europe is going to take this video before they throw up.’ 56 Durant l'été 1977, la documenta 6 inclut à son programme à la fois des films et des bandes vidéo: les premiers sous le commissariat de Birgit Hein, les secondes sous celui de Wulf Herzogenrath, reconduisant la répartition des tâches que chacun·e avait assumées lors de Projekt ‘74 à Cologne. ‘The reaction to film at the documenta was like zero’, se souvient Birgit Hein. ‘No art critic would write about film, it was all video, and no film critic either would go to documenta.’ Pour elle – qui, parallèlement aux nombreux efforts qu'elle déploie pour l'étude et la reconnaissance du cinéma expérimental à un niveau institutionnel, développe depuis 1967-68, en duo avec son mari Wilhelm Hein, une pratique de cinéma structurel radical – la situation mise en évidence par la documenta 6 fonctionnera comme un révélateur, confirmant définitivement l'intuition qu'elle avait déjà exprimée en 1975 dans Studio International. 57 ‘That’s when we decided: OK we quit the arts. Finished, you know. We started with performance and we started to present ourselves in pubs, because we were so disappointed and frustrated that film was out.’ 58
La correspondance entre Jacques Ledoux et Steina Vasulka révèle encore qu'un projet d'archivage de bandes vidéo fut brièvement imaginé à l'issue du festival. Celui-ci est évoqué avec humour par Steina Vasulka sous le nom de ‘B-B (Buffalo-Brussels) video archives’. 59 Mais la conservation, toute comme la monstration, des œuvres magnétiques soulève des problèmes tout autres que celle des copies films. Elle requiert une expertise, des outils et un budget dont la Cinémathèque, institution sous-financée, à l'existence précaire, ne dispose pas. Ledoux en est conscient. Film et vidéo demeureront donc ici séparés, tout comme les sections qui leur étaient dédiées sont restées presque complètement étanches l'une à l'autre pendant toute la durée d'EXPRMNTL 5, témoignant d'une époque où enjeux technologiques et esthétiques étaient âprement discutés. ‘There was no communication at all between film-makers and video-artists in Knokke’ (Steina Vasulka). 60
Commissaires
Dagmar Dirkx, Niels Van Tomme
Recherche
Dagmar Dirkx, Sofie Ruysseveldt, Erien Withouck
Recherche d'images
Emma Vranken, Daniel De Decker
Edition de texte
Anthony Blampied, Dagmar Dirkx, Inge Coolsaet, Laurence Alary, Niels Van Tomme, Björn Gabriëls
Traductions
Gorik de Henau (NL), Anne Lessebi (FR), Björn Gabriëls (EN)
Coordination du site web
Emilie Legrand
Conception et graphisme
Studio Le Roy Cleeremans
Website
Waanz.in
Éditeur
Niels Van Tomme / argos vzw
Archives
M HKA / ICC, New Reform Gallery / Roger D’Hondt, KMSKB, BOZAR, Art & Actualité, Jacques Charlier, Joëlle de La Casinière, Eric de Moffarts, Geneviève van Cauwenberge, argos, SONUMA
Bibliographie
Johan Pas, Beeldenstorm in een spiegelzaal. Het ICC en de actuele kunst 1970—1990, Lannoo Campus, 2005, 300 p. Jean-Michel Botquin (dir.), Le jardin du paradoxe. Regards sur le cirque divers àLiège, Yellow Now / Côté Arts, 2018, 448 p.
Numérisation
Onno Petersen, D/arch, CINEMATEK, VECTRACOM
argos remercie
Andrea Cinel, Anne-Marie Rona, ArtTouché, Chris Pype, Dominique Castronovo, Eric de Moffarts, Evi Bert, Guy Jungblut, Jean-Michel Botquin, Joanne Jaspart, Katarzyna Ruchel-Stockmans, Lastpost / Fabri3Q, Leen Bosch, Liesbeth Duvekot, Maryse Tastenhoye, Nadja Vilenne, Sandy Reynaerts, Veronique Cardon et tous les artistes, commissaires et chercheurs qui ont participés au projet de recherche
argos c'est
Amit Leblang, Anaïs Bonroy, Anne Leclercq, Dagmar Dirkx, Daria Szewczuk, Dušica Dražić, Eden Lamaizi, Femke De Valck, Francisco Correia, Guy Verbist, Hadrien Gerenton, Iakovos Sierifis, Indigo Deijmann, Inge Coolsaet, Isaac Moss, Jana Van Brussel, Jonas Beerts, Julie Van Houtte, Julia Wielgus, Katia Rossini, Katoucha Ngombe, Kevin Gallagher, Kianoosh Motallebi, Laurence Alary, Mar Badal, Maryam K Hedayat, Mélanie Musisi, Natalya Ivannikova, Niels Van Tomme, Rafael Pamplona, Riet Coosemans, Sander Moyson, Stijn Schiffeleers, Viktor Simonis, Yoko Theeuws
rile c'est
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argos remercie le conseil d'administration
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